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     Numéro 11 

RETOUR VERS LA HAINE

    Deux contingences

   Si Le Diable probablement fait aujourd’hui peau neuve sous sa couverture pimentée d’une ice-crime, il garde dans son viseur le malaise dans la civilisation qui, par les temps qui courent, prend le visage de la haine. Misologie, homophobie, racisme, antisémitisme, misogynie, ces formes qui en sont aujourd’hui renouvelées semblent en effet avoir réponse à tout. Chacune de ces manifestations mérite d’être spécifiée, mais deux d’entre elles nous retiendront dans cet édito parce qu’elles ont marqué l’élaboration même de ce numéro – ce dont il porte tout entier la marque.

    D’abord, notre comité de rédaction s’est tenu le jour des dernières élections européennes, sanctionnées en France par la victoire de l’extrême droite. On entend ça et là relativiser ses succès, considérer qu’ils seraient moins alarmants que jadis, quand le père tenait la baraque, en ce temps où sa qualification au second tour des présidentielles de 2002 avait provoqué un juste traumatisme républicain. Mais l’accident se répète et s’inscrira probablement bientôt dans une série. Loin de considérer que la fille se distingue essentiellement du père – voire « tue le père » comme quelques demi-habiles voudraient le croire –, il nous semble au contraire que la communication pragmatique de la fille ne fait que promouvoir non seulement le nom de son père et celui de son parti qu’elle porte en étendard, mais encore sa pensée et avec elle, la haine inavouée qui fait la matière vivante de son programme politique. La progression de l’extrême droite en France et au-delà fait ainsi rudement symptôme.

    Et puis, le présent Diable, une fois son thème choisi et son titre arrêté, a concrètement été réalisé entre début et fin juillet 2014, au moment où le Proche-Orient était le théâtre d’une nouvelle guerre. Il y aurait beaucoup à dire sur ce conflit, ses origines et ses acteurs, ses buts et les moyens qu’il s’est donnés. remarquons seulement que l’écho qu’il trouva en France, loin du champ de bataille, enflamma si bien les cœurs qu’il échauffa les esprits comme aucun autre conflit, laissant craindre que les élans d’un certain nombre de sympathisants de la cause palestinienne se frayent une voie par glissement métonymique : de la haine des uns à la défense des autres.

    Mais là n’est peut-être pas le plus préoccupant. Le silence de la plupart de nos contemporains quant à la véritable visée des manifestations de haine auxquelles nous avons assisté à cette occasion, l’absence de positions assez audibles de nos responsables politiques en la matière, voilà ce qui nous préoccupe. Tout comme le renoncement des mêmes à dire et à redire, à dénoncer toujours et encore la haine xénophobe et raciste dont s’arme le Front national, cette haine qui en soutient l’ascension, désormais et sans doute pour cela même, presque inexorable. Car comment ne pas penser que ces silences valent, sinon complaisance, au moins renoncement ?

    L'Autre à soi

    En temps de crise économique, la haine connaît un regain de vigueur – c’est historiquement repérable, la chose est connue. Pour peu qu’on se penche sur ce phénomène, on considère que cet affect fait surgir un autre haï sur lequel se délester du poids de son intolérable misère : l’autre haï représente ainsi avantageusement ce qu’un sujet hait de lui-même sans le reconnaître comme sien. Ce retournement qui fait passer la haine de l’autre pour la haine de soi n’est certes pas faux, mais il manque la profondeur de la haine et ce qui fait bien souvent sa pérennité à toute épreuve. Car cette dimension apparemment irréductible n’est saisissable qu’à prendre la haine au point logique où elle émerge et qui se situe en amont de la haine de soi.

    Plus qu’un rapport de soi à soi, soutenons en effet, dans une perspective lacanienne, que la haine exprime un rapport de soi à l’Altérité à soi qui habite chacun de nous. Cette Altérité, aussi définitive qu’intérieure, nous l’écrivons ici avec un A majuscule, parce qu’elle est plus étrangère encore à l’homme que les autres hommes ne lui sont étrangers. Il lui est impossible de la reconnaître comme sienne : elle est pour ainsi dire insubjectivable. On en fait spécialement l’épreuve lorsque la dysharmonie aux autres et au monde qui fait notre lot1 se rappelle à nous. Face à cette Altérité à soi, deux options s’offrent au sujet. Il peut s’y dérober et se haïra alors lui-même de ne pouvoir s’y confronter, quitte à se mettre à en haïr d’autres pour localiser en eux la haine qu’il s’inspire. S’il est donc vrai que la haine de l’autre passe par la haine de soi, soulignons que cette haine de soi en passe d’abord par le rejet de cette intime Altérité. Dans cette logique, il faut concevoir la haine de l’autre non pas tant comme le résultat d’une haine de soi que comme la trace du rejet de l’Autre à soi. Passion de l’ignorance, la haine est l’un des traitements possibles de cette intime Altérité. Mais, seconde option : quoi qu’il ne puisse pas davantage la reconnaître sienne, le sujet peut en tenir compte, consentir à composer avec elle comme avec lui-même, et s’arracher résolument à la prise que la haine pourrait avoir sur lui. C’est là, dans cet arrachement à soi, qu’est la seule voix éthique qui s’offre au sujet susceptible de haïr. Mais tant que dure le refus de faire une place à l’Altérité qui nous habite, la haine dure elle aussi.

    Nulle fatalité, nous l’avons dit, à ce que cette intime Altérité soit rejetée, et ce rejet porté au compte de l’autre. Se savoir exilé d’un rapport d’harmonie aux autres et au monde, puis assumer la responsabilité de cet exil chaque fois qu’il se rappelle à nous est ainsi une alternative possible à la haine. C’est là, dans cette alternative, qu’est la condition d’une manière vivante d’être en relation avec nos (si peu) frères humains. Car cette alternative est la condition d’une tolérance à d’autres façons de s’affronter à cette dysharmonie2, tolérance qui doit bien sûr connaître quelques limites. Et c’est encore dans cette alternative que l’envie capitule, cette envie qui confère si volontiers sa force à la haine en alimentant la croyance selon laquelle d’autres jouissent plus et mieux que nous ne jouissons de la vie, et ce, éventuellement à nos dépens. C’est donc enfin dans ce rapport éthique à l’Altérité qui nous habite qu’il y a quelque chance de faire de cet Autre un allié. Car si cette Altérité à soi est en deçà du bien et du mal, elle peut secondairement produire le meilleur comme le pire : le meilleur si l’on consent à s’en faire responsable comme de soi-même, et le pire si on la rejette dans la haine.

    Face à la haine

    Si la haine fait ainsi tellement violence à celui qu’elle prend pour cible, ce n’est donc pas tant parce qu’elle promet sa perte, vise sa ruine ou exige sa destruction, ni même parce qu’il peut y voir les signes de l’envie qu’il suscite, s’en enorgueillir et en rester captif de ce fait. Non, si la haine lui fait tellement violence, c’est peut-être d’abord parce qu’elle renvoie précisément sa cible à cette Altérité en lui, dont la responsabilité est toujours à reconquérir. Car devant la haine qu’il inspire, le haï peut lui aussi se dérober et ajouter à la haine qu’il suscite la haine de soi et/ou répondre à la haine dont il est la cible en devenant à son tour haineux. Il le peut, comme il peut ne pas.

    L’extraordinaire violence faite par le haineux au haï tient donc au fait qu’elle le contraint à se faire responsable (au sens où il doit répondre) de la haine qu’il inspire comme de lui-même et en passe pour cela par l’Altérité qui l’habite. La haine qu’il suscite le renvoie ainsi au point précis qui a précipité le haineux dans sa haine.

    Qu’on monnaie donc cette intime Altérité en courage ou en lâcheté, un peu des deux en même temps parfois, ou alternativement en l’un et l’autre, la haine nous y confronte radicalement. Soutenons en ce sens que la haine dont on peut faire l’objet a au moins une potentielle vertu – certes obtenue par forçage, mais vertu tout de même : elle peut être l’occasion de permettre au haï de s’éprouver Autre à soi, de faire sienne cette Altérité en son sein et, qui sait, d’en faire bon usage.

    De là vient que, comme toute passion, mais peut-être plus qu’aucune autre, la haine est rétive au logos, s’affermit quand on cherche à l’ébranler, s’intensifie quand on prétend la dissoudre, rajeunit quand on pointe ses origines immémoriales, bref, aucune pédagogie n’en vient à bout. C’est qu’elle naît et s’achève dans l’éthique.

    Voilà pourquoi notre numéro s’empare de cette passion qui fait aujourd’hui son éternel retour, la prend à bras le corps, et tâche d’en extraire un savoir à défaut d’en tirer quelques leçons. Vous trouverez là notre Diable auréolé de considérations qui ne prétendent certes pas à l’exhaustivité en matière de haine, mais engagent leurs auteurs dans la lutte avec la bête immonde, c’est-à-dire littéralement, en exclusion interne au monde.

1. Du fait de la prise que le langage a sur les animaux parlant que nous sommes.
2. Jacques Lacan parlerait là de « modes de jouir ».


Anaëlle Lebovits-Quenehen

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